Thursday, November 1, 2012

FPDV N°33 / EDITO "BORDERS" / Laure Calé / France

      Le thème du mois de Novembre est "Frontières". C'est un sujet vaste pouvant être interprété de multiples façons... et il l'est. Les frontières en art comme dans la vie sont multiples. Elle peuvent symboliser une impossibilité, un obstacle, une délimitation, un territoire géographique ou mental. Une frontière est ambivalente puisqu'elle sépare ou met en contact, favorisant à la fois la rupture et le passage. Au sens premier, elle est un espace d'épaisseur variable, allant de la ligne imaginaire à un espace particulier. Politiquement parlant, elle est une limite juridique. Si elle ne fait pas obstacle à la circulation dans certains pays, elle peut être impossible à franchir dans d'autres.


Mona Hatoum, Dormat II, broches, acier inoxydable, toile, colle (2000-2001)

D'autre part, l'idée de frontière évoque aussi bien les limites entre l'art et la science, entre l'art et la politique, entre l'art et l'architecture, que le passage d'un médium à un autre et par extension le mélange des moyens d'expression, inhérent à la plupart des créations contemporaines. On pourrait aussi parler de la frontière qui existe entre l'art traditionnel et l'art contemporain, entre l'art de la rue et celui du musée, entre l'art brut et l'art officiel, entre l'art de vivre et l'art de vendre... mais comme il serait impossible de tenter de faire le tour du sujet, je me contenterai de présenter quelques travaux d'artistes dont les thèmes tournent autour de l'idée de frontières en tant que territoires géopolitiques. Ensuite, libre à vous de réinterpréter le thème à votre guise, de le détourner, le transgresser, lui offrir un sens moins "terre à terre". Ne dit-on pas que "l'imagination ne connait pas de frontières" ? 


Mona Hatoum, Map, installation, billes de verre (1999)

D'un point de vue géopolitique, les questions se rapportant au problème des frontières sont nombreuses. On peut citer l'Europe et la question de ses limites, les enjeux de migration dans le monde, l'errance clandestine, l'exil des réfugiés, les frontières fermées comme celles de la Corée du Nord et son "Paradis", les frontières en devenir comme celles d'Israël et de la Palestine, les enjeux économiques des frontières issus de la mondialisation (Mexique/États-Unis), le monde des peuples sans territoires compacts (Rhoms)... Toutes ces questions ont été et sont actuellement abordées par les artistes à travers le monde. Il ne s'agit bien entendu que d'apporter un éclairage partiel.


JR, Face 2 Face, Gaza (2007) 1

L'artiste anonyme JR, connu pour son travail d'affichage photographique dense et polyvalent, tente d’utiliser l’art comme passerelle, afin de réveiller les regards entre les peuples. Il expose librement dans les rues du monde entier, attirant ainsi l'attention de ceux qui ne fréquentent pas les musées habituellement. Son travail mêle l'art et l'action et traite d'engagement, de liberté, d'identité et de limite. Depuis 2001, il crée "l'art infiltrant" qui s'affiche, sans y être invité, sur les immeubles des banlieues parisiennes, sur les murs du Moyen-Orient, sur les ponts brisés d'Afrique ou dans les favelas, au Brésil. 

Loin de prendre le concept de "frontières" au pied de la lettre, il qualifie la rue de « plus grande galerie d'art au monde » et va jusqu’à faire cohabiter sur un mur de séparation à Gaza un coiffeur israélien et son pendant palestinien (Projet Face 2 Face). Pour JR et son complice Marco, Israéliens et Palestiniens sont comme "des jumeaux élevés dans des familles différentes". Ils ont donc demandé à 41 d’entre eux de grimacer devant leur objectif, avant de placarder leurs portraits dans des formats gigantesques, de part et d’autre du mur de séparation en 2007. Une approche originale et optimiste de la situation au Proche-Orient.

Website  >  http://www.jr-art.net/


JR, Face 2 Face, Gaza (2007) 2

Difficile de parler des frontières sans évoquer le grand nombre d'artistes actuels dont le travail s'inspire du conflit israëlo-arabe. "Les questions d’identité, de territoire ou d’exil se retrouvent fatalement dans les thématiques de ces artistes contemporains qui intériorisent la violence du conflit" et tentent de sensibiliser le monde à travers des approches personnelles tantôt directes, tantôt abstraites et distancées.

Parmis eux, la plus connue est sans doute Mona Hatoum, artiste contemporaine d'origine palestinienne, dont l'histoire personnelle a inspiré son travail. Née à Beyrouth au Liban, elle quittera sa ville natale pour des raisons personnelles et politiques pour aller s'exiler d'abord à Vancouver, puis à Londres. L'exil, la séparation avec sa famille restée en Palestine deviendront les thèmes de ses vidéos et de ses œuvres. En travaillant avec des médias variés, Mona Hatoum critique les limites de l'art traditionnel et évoque les dangers de la politique autoritaire. Elle utilise des matériaux nobles, fragiles pour en faire des œuvres violentes et tristes. Sa thématique est la suivante : guerre, exil, mémoire, condition de la femme... Ses œuvres sont intimes et conceptuelles.



Mona Hatoum, Jardin suspendu, installation, 1042 sacs de jute, terre, graines de gazon (2008)

On peut citer aussi l'artiste palestinien Taysir Batniji et sa série de photographies frontales représentant des miradors, dont le point de vue rappelle celui des photographes allemands Bernd et Hilla Becher. "Peintre de formation, également auteur d’installations et de performances, Taysir Batniji utilise principalement depuis les années 90 la vidéo et la photographie, pratiques « légères », en adéquation avec un parcours personnel fait longtemps d’allers-retours entre la Palestine et l’Europe. Il documente de manière très sensible et anti-spectaculaire la réalité palestinienne, en se focalisant sur le déplacement, l’entre-deux, la mobilité ou son contraire, l’empêchement. Ces enjeux objectifs inhérents au contexte social, politique et culturel palestinien, reflètent aussi la situation de l’artiste, témoin et acteur de la situation de son pays, mais aussi de la scène artistique occidentale."



Taysir Batniji, Miradors, photographies (2008)

Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État. 
Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.
Article 13, Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948)


Taysir Batniji, Transit, vidéo (2004)

Parfois, les frontières persistent loin de leur cadre géopolitique. Ainsi, la photographe Larissa Sansour a récemment vu son oeuvre censurée d’un concours par Lacoste car elle était jugée « trop pro-palestinienne ». En novembre 2011, elle avait été sélectionnée parmi huit finalistes, sur la base du projet « Nation Estate », un portfolio de photographies, mélangeant architecture et science-fiction, montrant la naissance d’un État palestinien sous la forme d’un gratte-ciel entouré d’un mur en béton. Deux mois après, l’artiste originaire de Jérusalem apprend que sa candidature a été annulée. La société Lacoste aurait fait pression auprès du Musée suisse de l’Élysée afin de révoquer sa nomination et de censurer son projet. Larissa indique que la marque lui a proposé de signer un document dans lequel elle affirme se retirer de la compétition de son propre gré « afin de se consacrer à d’autres opportunités ». Se disant très déçu par cette décision, le Musée de l’Élysée a proposé à l’artiste de présenter son projet en dehors de la compétition sponsorisée par la marque française.

Le projet « Nation Estate » de Larissa Sansour est actuellement exposé à la Galerie Anne de Villepoix (Paris 3e) jusqu'au 3 novembre.



Larissa Sansour, Nation Estate, photographie (2012)

Larissa Sansour, Nation Estate, photographie (2012)

En 2010, des accords de coopération ont été signés entre les villes de Toulouse et Ramallah, afin de renforcer les échanges culturels et artistiques entre les deux municipalités. Cet échange est à l’origine de l’exposition « de Gaza et de Ramallah », qui présentait l'année dernière à l’école des Beaux-arts le travail de six artistes palestiniens contemporains. Parmi les oeuvres exposées, l’installation Garden of hope (2004) de Suleiman Mansour. Posé au sol, un  imposant rectangle de terre jaunâtre imprimé de roses symbolise la lutte du peuple palestinien pour une patrie retrouvée et montre l'impossible espoir d'un pays qui se craquèle. Quant à Reema Tawil, étudiante à l’école des Beaux-arts de Ramallah, elle exprime dans sa vidéo BoQjah (2010) le déplacement incessant des populations à travers un baluchon fait et défait sans cesse.


Suleiman Mansour, Garden of hope, installation (2004)

"Comme de nombreux artistes de ces dernières décennies, Kimsooja, d'origine coréenne, est une artiste nomade qui fait de l’exil et du voyage le nœud de son travail. La figure de l’artiste arpenteur provient d’une longue tradition, voyageant vers les villes où l’art lui semblait le plus inspirant ou guidé par les mécènes. Aujourd’hui ce déplacement perpétuel, au physique comme au figuré est devenu un lot commun, gagné par la mondialisation et la réduction du temps et de la distance. Beaucoup d’artistes sont des exilés volontaires mus par des raisons personnelles ou par la curiosité, plus encore sont les exilés politiques.

Le départ, l’arrivée et la traversée, partir mentalement et physiquement, de possibles lignes de fuites sont produites par nombre d’artistes. Le travail de Kimsooja s’inscrit dans cette vaste famille des artistes géographiques dont le parcours personnel est scandé par les allers-retours."



Kimsooja, Bottari Truck - Migrateurs, vidéo (2007)

"La série de vidéos A Needle Woman est considérée comme une œuvre emblématique. Dans une dizaine de villes à travers le monde (Londres, Shangaï, Lagos, Mexico, Jérusalem…), Kimsooja a adopté une même posture : droite et immobile dans la foule, ses cheveux rassemblés par une longe natte filant sur sa robe noire. Chaque scène est filmée au téléobjectif, en plan fixe et montre le contraste plus ou moins fort, plus ou moins violent, entre la pose de l’artiste, dos à la caméra et cette foule qui l’entoure, la contourne, ces individus qui l’évitent, l’oublient ou l’observent. A needle woman, « une femme aiguille » en français, néologisme pour un pas de côté vers cette autre activité que Kimsooja met en scène : rassembler des tissus, voyager avec des ballotins, se glisser entre les mailles." 

(Extraits du texte de présentation de l'artiste en résidence au MACVAL en 2007).
 

Kimsooja, A Needle Woman, vidéo (1999-2005)

A noter que se tiendront du 21 au 23 novembre à Turin les 19e Rencontres du réseau "Banlieues d'Europe". Pour les Rencontres de cette année, le forum va s'atteler au défi d'interroger la place et le rôle de la culture comme forme d'action citoyenne et participative, pour faire face aux enjeux de cohésion sociale qui questionnent les frontières géographiques et imaginaires...

Website  >  http://www.banlieues-europe.com/

Laure Calé 
pour FPDV - Revue Digitale
   

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